La surcharge mentale

Vous avez certainement tous entendu parler du concept de la charge mentale, popularisé par la dessinatrice Emma dans sa magnifique BD « Fallait demander » que vous pouvez retrouver ici.

Je voudrais aujourd’hui vous parler d’un concept qui m’est extrêmement familier et que je nommerais la surcharge mentale.

J’ai toujours eu conscience, avant même d’entendre parler du syndrome d’Asperger, d’être un « caméléon social ». Je me suis toujours adaptée, à mon environnement, personnel ou professionnel, aux gens qui m’entourent.

Ce qui pourrait ici passer pour une imposture n’est en fait qu’un réflexe de survie sociale.

Très tôt je me suis rendue compte que j’étais différente, sans forcément pouvoir mettre des mots sur cette différence. Je n’ai pas les mêmes réactions, façons de penser, schémas de réflexion, centres d’intérêt, etc, etc… que les gens qui m’entourent. Contrairement à eux je ne suis pas à l’aise dans ce monde que je ne comprends pas toujours.

J’ai réalisé également très tôt que je n’assumais pas cette différence, que je ne voulais pas que le reste du monde s’en rende compte.

Alors je prends sur moi, depuis toujours, pour me faire passer pour quelqu’un que je ne suis pas, en continuant de me poser cette question : qui suis-je au fond ?

Je ne suis pas en train de dire que ma personnalité est une vaste imposture. Ceux qui me connaissent bien savent par exemple que j’ai mes propres opinions, parfois bien tranchées sur certains sujets, que j’assume plus volontiers aujourd’hui, même si elles ne sont pas partagées.

Mais je fais constamment des efforts dans les interactions sociales. Cela tient presque du réflexe aujourd’hui, mais l’effort est là.

Je fais aussi des efforts depuis toujours pour ne pas blesser les autres. Je réflechis sans cesse à ce que je vais dire, comment je vais le dire, comment ça va être reçu, interprété.

Je fais même des efforts pour paraître bien alors que je vais mal, parce que j’ai remarqué que beaucoup de gens culpabilisent quand un proche va mal, qu’ils ramènent ça à eux et pensent en être la cause.

J’ai l’impression d’avoir perdu toute spontanéité.

D’avoir perdu cette capacité à être émerveillée, surprise par la vie.

J’ai la sensation que chaque jour va se répéter indéfiniment, jusqu’à la fin. Ce qui pourrait être agréable et rassurant si la vie que je mène actuellement était celle que je voulais, mais ce n’est pas le cas.

Il y a dans ma vie des éléments que je ne changerais pour rien au monde, et d’autres que j’aimerais voir définitivement disparaître.

On en est tous là je sais.

Et la surcharge mentale arrive quand cet équilibre, difficile à trouver, est bancale.

Cette surcharge, je l’ai déjà frôlée, touchée du bout des doigts, à plusieurs reprises dans ma vie.

Ces fois où, plus jeune, j’ai lâché des boulots sur un coup de tête parce que je n’en pouvais plus, parce que la simple idée de me lever le matin, d’affronter le monde pour aller faire un travail que j’avais en horreur, me paralysait physiquement.

Ces fois où j’ai fait des crises d’angoisse au coeur de la nuit, sans que personne n’en sache jamais rien.

Ces fois, ces années, toute ma vie depuis l’enfance en fait, où j’ai du apprendre à vivre avec une boule au ventre, qui se fait plus ou moins sentir selon mon degré de surcharge.

Ces fois où je craque, un peu, où je suis nostalgique d’une enfance pourtant pas parfaite dans laquelle j’aimerais parfois retomber pour ne plus avoir cette chape de plomb, toutes ces responsabilités d’adulte sur les épaules.

Ces fois où je sursaute au moindre bruit, où mon coeur bat la chamade et me rend malade à la moindre sirène qui retentit.

Ces fois où, seule, je reste prostrée dans mon lit, incapable de me lever pour me faire à manger parce que je n’en ai pas la force.

Ces fois où, seule au fond de mon lit, j’en viens presque à fantasmer un malaise physique ou un accident pas trop grave, qui m’immobiliserait quelques temps et m’empêcherait de pouvoir gérer quoique ce soit. Qui obligerait mon entourage à prendre ma part de charge mentale, à me dire « t’inquiète pas, on s’occupe de tout, repose-toi ».

Ces fois où j’ai peur que ça arrive, parce que je sens bien que cette surcharge est de plus en plus lourde et présente, que j’accumule de plus en plus de fatigue et de maux physiques qui ne sont que des somatisations de ce que je ressens. Parce que je ne sais pas non plus si je serais capable de totalement lâcher prise, de m’en remettre à d’autres, de leur faire suffisamment confiance pour les laisser gérer à ma place. Parce que je suis aussi d’une nature très indépendante.

Ces fois où mon être tout entier est en conflit.

Je sais que je ne peux pas continuer comme ça. Je pense sincèrement qu’un jour mon corps va me lâcher, peut-être qu’un matin je n’arriverai tout simplement pas à sortir du lit. Où peut-être que ce sont mes émotions qui me planteront. Peut-être qu’un jour il y aura le bruit de trop, la personne qui s’approchera trop de moi, la foule… et que je m’écroulerai en pleurant, prostrée, incapable de bouger.

Ou peut-être que j’arriverai à tenir comme ça toute ma vie, comme tant d’autres le font, mais à quel prix.

La vie est parfois difficile, pour tout le monde. Je ne cherche pas à me faire plaindre, ceux qui me connaissent personnellement savent que ce n’est pas mon style.

Mais j’aimerais parfois être capable de mettre les sceptiques, ceux qui ne veulent pas comprendre, ceux qui vont même jusqu’à nier l’existence du syndrome d’Asperger, ceux qui disent que « quand même vous en rajoutez » dans mes pompes ou celles d’un ou d’une autre autiste pendant quelques heures pour qu’ils comprennent ce qu’on peut ressentir, parfois jusqu’à la souffrance physique, dans des situations qui leur semblent banales. Leur prouver que, non, on n’est pas des fainéants, non, on ne se cherche pas des excuses, non, on ne s’écoute pas trop. Ils seraient surpris si on s’écoutait réellement.

Le syndrome d’Asperger est ce qu’on appelle un handicap invisible.

Le handicap réside, à mon sens, dans le rapport aux autres dans notre société actuelle; quand je suis seule dans un environnement qui me convient, je ne me sens pas handicapée.

Invisible ne veut pas dire inexistant. Ce n’est pas parce que vous ne le voyez pas qu’il n’existe pas.

Certains diront « oui mais tu sais, on joue tous plus ou moins un jeu en société, tu pourrais faire un effort, comme tout le monde ».

Ce que j’aimerais faire comprendre à ces gens c’est que des efforts, j’en fais constamment et depuis toujours, et que ça m’épuise.

Nous vivons dans le même monde, mais nous n’avons pas les mêmes armes pour l’affronter.

Des efforts, j’en fais quand je vais acheter du pain à la boulangerie, quand je sors dans des endroits fréquentés, quand je dois soutenir une conversation, quand il y a des gens que je ne connais pas ou peu près de moi, quand je dois répondre « non merci, je n’ai pas besoin d’aide » à un vendeur insistant. Toutes ces situations, banales et spontanées pour vous, sont souvent source d’angoisse pour moi, et requièrent une préparation et une attention de tous les instants.

Aller boire un verre avec des amis vous détend, vous ressource. Moi aussi, dans une certaine mesure. Mais ça veut aussi dire affronter le bruit, les odeurs de cuisine, les cris, les bousculades parfois et autant de stimuli que je n’arrive pas à filtrer. Je sais qu’assez rapidement je finirai par décrocher, que je n’arriverai plus à me concentrer sur les conversations car je devrai aussi gérer toutes ces petites agressions. Je sais aussi que je rentrerai épuisée et qu’il me faudra plusieurs jours pour m’en remettre.

Imaginez un seul instant que chaque bruit sec que vous entendez vous fasse l’effet d’une bombe qui explose à vos oreilles, que chaque éclat de rire soit amplifié jusqu’à vous faire mal, que chaque interaction sociale avec des inconnus vous mette dans l’état dans lequel vous êtes quand vous passez un entretien d’embauche, que chaque personne qui s’approche un peu trop de vous vous fasse l’effet d’une violente bousculade. Essayez d’imaginer passer une journée entière avec ces paramètres. Vous serez certainement stressés et épuisés avant la fin de la journée. Cette journée stressante et angoissante, c’est mon quotidien.

Alors ne me demandez pas de « faire un effort ». Des efforts j’en fais continuellement et depuis toujours pour m’adapter à un monde qui n’est pas fait pour moi.

Ceci n’est qu’un petit aperçu de ce que je peux parfois ressentir, ce n’est pas représentatif de ce que peuvent ressentir tous les autistes Asperger.Comme tout le monde, et heureusement, nous avons tous nos particularités et singularités. Je tiens également à dire qu’il y a aussi de bons côtés quand on est autiste Asperger, et cela fera certainement l’objet d’un article un jour.

Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui est un jour sans.

8 réflexions sur “La surcharge mentale

  1. Bonjour

    Les différences, les différences, les différences…
    Comment en faire des atouts???

    Chaque médaille à son revers, mais pas toujours facile de faire « basculer la pièce » côté… pile, alors on s’efface . Pardon pour le jeu de mots, mais il dit ce que j’essaie d’exprimer…
    Difficile de faire « un pas de côté «  pour envisager les événements du quotidien sous un jour optimiste.
    Mais on y travaille, chaque petit « victoire «  peut devenir une grande joie…Et comme l’effet « bonheur » est décuplé…

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    • Comment en faire des atouts ? C’est une grande question !!! Pour l’instant j’essaie surtout de me remettre dans mes bottes après avoir passé ma vie à marcher sur un chemin qui n’est pas le mien. Métaphore foireuse mais parlante ! 😉

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  2. Bonjour,
    Merci pour cette article. Il y a quelques mois encore, j’en étais là moi aussi. Je prenais mon courage à demain, serrais les dents, essayant de me rassurer… C’est mon corps qui a crié : Stop ! en premier, de manière extrêmement violente… J’ai eu très peur, je suis en arrêt depuis plusieurs mois, et ne sais pas de quoi l’avenir sera fait, mais sûrement pas de la même chose qu’avant ! Je te souhaite sincèrement de ne pas en arriver là, de prendre soin de toi, d’écouter ton corps, et de trouver des personnes – psy, médecins, psychiatre – qui puissent t’entendre et t’accompagner (Ils sont rare, oh oui, mais pas inexistants!). Je ne te souhaite pas du courage – tu as déjà assez donné ! mais plutôt beaucoup de repos, et un peu de paix – tu sais sûrement où la trouver…

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    • Merci beaucoup pour ton message qui me touche beaucoup! J’essaierai de faire en sorte de ne pas en arriver là effectivement, mais j’avoue que j’ai de plus en plus cette peur, que mon corps me lâche… Je te souhaite de trouver ton chemin et la paix également 🙂

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  3. Merci d’avoir fait ce lien juste entre charge mentale et syndrome d’Asperger, c’est tout à fait cela. Tempête dans un verre d’eau, c’est parfois ce qu’on me dit, peut-être pour les NT, mais c’est pourtant une tempête à affronter pour moi.

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    • Et bien vu pour le fait qu’un handicap dépend avant tout de son environnement, plutôt que de partir d’une généralité: quand je me ballade tout seul en pleine nature, je ne me sens pas handicapé du tout, au contraire, je me sens libéré, relâché de toute contrainte, lorsque certaines personnes non concernées se sentiraient apeurées, terrifiées de se retrouver seules et perdues.

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  4. Pingback: The dark side | Such an aspie

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